C'est un trésor national que la France vient de perdre. Les Japonais, qui ont conscience de la beauté qu’il y a à préserver et transmettre, accordent à certaines personnes un statut très officiel de "trésor national vivant". Jacques Puisais, qui vient de disparaître à l’âge de 93 ans, aurait mérité ce statut, si la France était moins oublieuse. Parce qu’avec lui disparaît une masse de connaissances et de sagesse. On a cette impression d’assister à l’incendie de la bibliothèque de Constantinople.
Que dire de lui ? Qu’il était philosophe du goût. Qu’il était sans doute le plus fin connaisseur du patrimoine agricole et viticole français. Qu’il a classé en AOP une grande part des vignobles dont nous buvons avec délice les productions. Qu’il vivait à Chinon, au pays de François Rabelais, le premier des humanistes. Qu’il distinguait à l’aveugle la chair d’un coq vierge de celle d’un coq qui a vu la poule.
Un philosophe du goût, c’est d’abord quelqu’un qui a compris avant tout le monde l’importance fondamentale de ce que nous mangeons. La traçabilité, les circuits courts, la lutte contre l’industrialisation de l’agriculture, tout cela était présent dans ses réflexions il y a plus de quarante ans. Mais il l’articulait autour d’une pensée profondément humaniste.
Comment l’homme peut-il être heureux si on le coupe du lien essentiel qu’il entretient avec le monde qui l’entoure, avec le cycle du vivant, auquel il prend part lui-même ? Et ce lien, c’est celui qu’il noue à l’aide de ses cinq sens. C’est parce que nous percevons l’air, la lumière, parce que nous touchons les objets qui nous entourent que notre intelligence se développe. L’homme est façonné, construit par sa sensorialité, d’où ce concept de psychosensorialité forgé par Jacques Puisais.
Et parmi ces perceptions, il y a donc le goût. Le goût en tant qu’expérience qui fait intervenir les cinq sens. Que vous mangiez une pomme ou un morceau de pain, la façon dont vous allez nommer vos sensations, ce que vous racontent cette pomme ou ce pain, vont inscrire en vous un souvenir, un vécu. Et vous apprendrez à vous faire plaisir avec ces simples aliments si vous leur donnez du temps et si eux ont quelque chose à raconter, une histoire, une géographie, le travail d’un homme, plutôt qu’un processus industriel.
Jacques Puisais ne parlait pas de repas mais d’instant de table, comme une cérémonie dans laquelle nous sacrifions du vivant pour perpétuer notre propre vie. Et il avait passé sa vie, en fondant l’institut français du goût, à concevoir une pédagogie pour réapprendre aux enfants à goûter, à nommer leurs sensations et à s’émanciper des goûts préfabriqués dictés par la publicité. Il m’avait demandé il y a quelques années d’en prendre la présidence. Pour que nos enfants deviennent des adultes libres.
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