En 1513, Machiavel est un homme ruiné, renié par tous. Après tant de bons et loyaux services, on lui tourne le dos comme à un malpropre. Il se retire alors à la campagne dans sa propriété de Sant’Andrea dans la région du Chianti.
C’est du fond de cet exil qu’il entame la rédaction de son œuvre la plus célèbre, Le Prince, qu’il dédie à Laurent II de Médicis, dans l’espoir de retrouver une place dans le gouvernement de Florence. Sa dédicace est sans ambiguïté : "Ceux qui désirent gagner les bonnes grâces d'un prince ont généralement coutume de se présenter à lui avec ceux de leurs biens auxquels ils attachent le plus de prix […] Désirant donc pour ma part m'offrir à Votre Magnificence avec quelque témoignage de mon respectueux dévouement à Son endroit, je n'ai trouvé parmi mes biens rien à quoi je tienne ou que j'estime autant que la connaissance des actions des grands hommes, telle que je l'ai acquise des choses modernes par une longue expérience et des Antiques par une lecture assidue".
Machiavel fait ainsi cadeau de sa longue expérience et de ses méditations sur la politique, rassemblées dans ce livre, qui se présente comme une dissertation sur l’art de gouverner et un manuel pratique pour conserver le pouvoir. C’est de la dynamite, une succession de maximes et d’aphorismes cinglants, qui ne s’embarrassent pas de moralité ou de tournures alambiquées. Machiavel dit les choses telles qu’elles sont, sans concession.
En voici un exemple qui donne le ton. "Il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme". En d’autres termes, quand les lois sont impuissantes, il faut recourir à la force.
Alors forcément, autant de franchise ou de cynisme diront certains, ça tranche avec les vertus théologales de la chrétienté : foi, espérance et charité. C’est pourquoi Machiavel restera toujours un auteur suspect aux yeux de l’Église, car il fait sauter un énorme tabou en pointant une évidence : la volonté politique est une chose, la réalité en est une autre. Machiavel ne juge pas ce décalage, il en prend tout simplement acte, sans hypocrisie.
Il faut composer avec la méchanceté des hommes, c’est un paramètre, comme un autre. C’est comme ça. C’est tout l’idéal médiéval énoncé par les écrits de Saint Thomas d’Aquin qui s’effondre d’un trait de plume. On entre de plain-pied dans l’ère de la politique moderne où tous les coups sont permis, surtout les coups bas et les coups tordus !
Écarté du pouvoir, Machiavel écrit donc ses œuvres majeures comme Le Prince ou le Discours sur la première décade de Tite-Live, ou encore, L’Art de la Guerre. À ses heures perdues, il s’adonne aussi à la littérature, il écrit des pièces de théâtre ou des poèmes allégoriques.
Machiavel meurt le 21 juin 1527 d’une péritonite. Sa dépouille est enterrée dans la magnifique basilique Santa Croce de Florence. Deux cent ans plus tard, un monument sera élevé en son honneur près du tombeau de Michel-Ange, surmonté d'une allégorie de la muse Clio, symbolisant l'Histoire et la Politique, avec la maxime : "Aucun éloge n'égale un si grand nom".
La postérité, en effet, a vengé Machiavel, car sa pensée abrasive a été commentée, étudiée et discutée comme rarement dans l’Histoire. Elle n’a cessé d’inspirer les hommes d’État ou les penseurs politiques à travers les siècles. Le philosophe anglais Francis Bacon écrit : "Nous sommes très redevables à Machiavel et à d'autres auteurs de ce type qui, ouvertement et sans feindre, annoncent et décrivent ce que l'homme fait, et non ce qu'il devrait faire".
L’ombre de Machiavel plane sur la figure du cardinal de Richelieu, jamais à court de manigances pour renforcer l’État. "La politique consiste à rendre possible ce qui est nécessaire", écrit Richelieu dans son Testament Politique. On dirait du Machiavel dans le texte ! Plus récemment, c’est François Mitterrand que l’on a comparé à Machiavel, au point de le surnommer "François le Florentin". D’ailleurs, son Premier ministre pendant la cohabitation, Édouard Balladur, a écrit en 2006 un essai intitulé Machiavel en démocratie, dans lequel il écrit : "Le mérite de Machiavel est d'avoir mis fin à l'hypocrisie des bons sentiments. Le premier, il a décrit les méthodes du pouvoir : la lutte pour sa conquête est l'affrontement des ambitions égoïstes, rien d'autre."
Ah, c’est qu’il en savait quelque des "ambitions égoïstes" dans la "conquête du pouvoir". Pensait-il à un autre Nicolas, qui l’a lâché en pleine campagne présidentielle en 1995 ? Qui sait ?