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"Ensauvagement" : 4 questions sur les tensions entre Darmanin et Dupond-Moretti

DÉCRYPTAGE - Les propos du ministre de l'Intérieur sur un "ensauvagement de la société" ont été critiqués par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. La prise de distance d'Emmanuel Macron et l'appel de Jean Castex à "fermer le ban" n'ont pas désamorcé la situation

Gérald Darmanin, Jean Castex et Éric Dupond-Moretti, le 25 juillet 2020
Gérald Darmanin, Jean Castex et Éric Dupond-Moretti, le 25 juillet 2020
Crédit : YANN COATSALIOU / AFP
Marie-Pierre Haddad

Darmanin contre Dupond-Moretti. Un mot a suffi à provoquer de la friture sur la ligne entre les ministres de l'Intérieur et de la Justice. Depuis plusieurs semaines, les deux poids lourds du gouvernement se répondent sur l'emploi du mot "ensauvagement", laissant Castex jouer les arbitres

Un bras de fer suspendu pour l'instant à une phrase dont le ténor du barreau a le secret : "Est-ce que vous voulez que je récidive franchement ?"

Devant les journalistes, le Premier ministre veut "fermez le ban". "Il n'y a aucune polémique. Le vrai sujet, en revanche, c'est bien celui de mobiliser face à la montée des violences et de l'insécurité, a-t-il déclaré. La question n'est pas les mots qu'on emploie pour qualifier le phénomène, mais les actions que l'on met et que l'on va mettre en place pour y faire face". Invité ce jeudi 3 septembre à l'antenne de RTL, Jean Castex a botté en touche sur les tensions qui minent son gouvernement. "Je ne suis pas ici dans les fonctions qui sont les miennes pour trancher des débats sémantiques", a-t-il déclaré.

1. Que s'est-il passé à Grenoble ?

Pourtant, c'est bien le mot "ensauvagement" qui cause ses premières tensions au sein d'un gouvernement entré en fonction le 6 juillet dernier. Tout a commencé à Grenoble. Le 26 août dernier, une opération de police a eu lieu dans un quartier de la ville, après la diffusion de deux vidéos sur les réseaux sociaux. On y voit des hommes encagoulés et lourdement armés sur un point de vente. 

Lancé dans une communication très active sur les réseaux sociaux, Gérald Darmanin annonce sur Twitter : "Sur mon instruction directe, une opération est en cours dans le Mistral, à Grenoble. L'État s'imposera face à l'ensauvagement d'une minorité de la société". Deux jours plus tôt, le ministre de l'Intérieur évoquait dans Le Figaro sa volonté de "stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société".

Dans les jours qui suivent le doute va s'installer. Des images d'hommes cagoulés et armés autour d'un point de deal à Grenoble seraient-elles issues d'un simple clip de rap ? Sur France 3, le rappeur Corbak Hood a assuré que son clip n'avait "rien à voir" avec le trafic de stupéfiants qui gangrène le quartier du Mistral. Son auteur l'affirme mais les enquêteurs sont bien décidés à lever des zones d'ombre qui subsistent. 

2. Une position isolée au gouvernement ?

Le mot est lâché et va donc provoquer l'ire de certains au gouvernement. Éric Dupond-Moretti a récusé "l'ensauvagement de la société". "L'ensauvagement, c'est un mot qui (...) développe le sentiment d'insécurité", a-t-il estimé. Or "pire que l'insécurité, il y a le sentiment d'insécurité" qui est "de l'ordre du fantasme" et est nourri par "les difficultés économiques" et "certains médias", selon lui. "Bien sûr, sur le terrain économique, la droite n'a rien à opposer au président de la République, donc elle vient sur les sujets régaliens et sécuritaires", a-t-il ironisé. 

En réponse, Gérald Darmanin a déclaré lors d'un déplacement : "On peut utiliser des mots différents. Personnellement, j'utilise le mot d'ensauvagement et je le réitère. C'est un mot qui fait naître en moi des échos des années de permanence électorale où j'ai vu des gens victimes d'actes de sauvagerie".  Le ministre de l'Intérieur enfonce le clou sur France 2.  "Moi, je n'utilise pas le mot de 'sentiment', personnellement. Il y a de l'insécurité ou il n'y a pas d'insécurité. Moi, j'essaie de ne pas trop donner de leçons".

Une forme de banalisation de la violence

Emmanuel Macron, lors d'une rencontre à Paris avec l'Association de la presse présidentielle

Et Emmanuel Macron dans tout cela ? Le président de la République a aussi pris part au débat, en prenant soin de garder ses distances avec les propos de son ministre de l'Intérieur. Le chef de l'État déplore "une banalisation de la violence" qui s'est, selon lui, "durcie" "à la sortie du confinement" et qui nécessite "une réponse républicaine rapide". "Quelque chose se passe dans notre société qui n'est pas neuf, mais qui sans doute s'est accéléré à la sortie du confinement, qui s'est durci : une forme de banalisation de la violence", a fait valoir le président de la République.

3. D'où vient le mot "ensauvagement" ?

Le terme d'"ensauvagement" a été utilisé pour la première fois par Aimé Césaire en 1950. "Dans Discours sur le colonialisme, il écrit : 'Au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent'", rappelle LCI. À travers ce mot, "l’écrivain démontre les effets dévastateurs du colonialisme sur les colons eux-mêmes, et comment leur 'œuvre civilisatrice' se retourne contre eux", ajoute le site.

Cinquante-cinq ans plus tard, en 2005, dans le livre L'ensauvagement : essai sur le retour de la barbarie au 21e siècle, l'essayiste Thérèse Delpech y défend l'idées selon laquelle "les conflits sont de plus en plus violents et marquent 'une sauvage indifférence aux êtres humains'", détaille Le Journal du Dimanche. Dans un extrait souligné par le journal, elle écrit que "la passivité qui accompagne la montée de la violence est plus inquiétante encore que la violence montante. Car elle rend sa victoire possible. Celle-ci bénéficie de l'inaction".

4. Comment a-t-il fait irruption dans les discours politiques ?

Au fil des années, ce mot sera décrié. En janvier 2013, Laurent Obertone publie La France Orange mécanique. L'essayiste y dénonce la montée des actes violents au sein de la société qui serait la conséquence du "laxisme judiciaire" et de "l'immigration massive". C'est alors que le sens de "l'ensauvagement" bascule et stigmatise une partie de la population. 

Marine Le Pen fera référence à l'ouvrage et invite ses militants à se procurer le livre dans une vidéo. Lors de l'émission Des paroles et des actes, diffusée sur France 2 le 21 février 2013, elle apportera l'ouvrage en plateau, rappelle Le JDD

En 2018, la présidente du Rassemblement national avait organisé à l'Assemblée un colloque baptisé "De la délinquance à l'ensauvagement", avec la présence de Laurent Obertone. La droite, notamment Bruno Retailleau ou encore Éric Ciotti utiliseront par la suite le terme "d'ensauvagement".

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