Jules Durand : qui était ce syndicaliste, victime d'une des plus graves erreurs judiciaires du XXe siècle ?

On la surnomme "l'affaire Dreyfus du monde ouvrier". En 1910, Jules Durand, un syndicaliste docker-charbonnier du port du Havre, se retrouve dans la tourmente. Cet animateur d’une grève pour une hausse des salaires et contre l’extension du machinisme, est accusé d'avoir prémédité l'assassinat de Louis Dongé, un contremaître non-gréviste. 

À cette époque, la Compagnie générale transatlantique recrute des ouvriers non-grévistes, en triplant leur salaire. Sur le port, deux camps s'opposent. Et le soir du 9 septembre 1910, la tension monte. Une bagarre éclate entre trois ouvriers grévistes et Louis Dongé, accusé de briser le mouvement. 

L'altercation s'aggrave lorsque Louis Dongé brandit un revolver. Face à la menace, les ouvriers grévistes le rouent de coups. Le contremaître décède le lendemain. Les hommes à l'origine de ce passage à tabac sont arrêtés et ce qui s'apparente à un règlement de compte prend une tournure inattendue. Le nom d'un homme, qui n'a en rien participé à cette rixe, est pointé. Celui de Jules Durand.

Dans L'Heure du Crime consacrée à ce dossier criminel, Roger Martin, auteur du roman graphique Les Docks assassinés, l'affaire Jules Durand, revient sur la genèse de cette affaire, devenue l'un des plus grands scandales judiciaires du XXe siècle. 

"Ce qui se trame dans l'ombre, c'est très simple, explique Roger Martin. Il y a un monsieur qui s'appelle Stanislas Ducrot, qui est le représentant de l'autre CGT, la compagnie générale transatlantique, qui veut à tout prix en finir avec la grève et qui a décidé d'employer les grands moyens. Donc ce qui vient de se passer, c'est du pain béni." 

"Ce Stanislas Ducrot a manifestement les moyens d'influer et d'influencer sur la justice. Ce qui fait qu'on a une scène extrêmement curieuse avec le procureur de Rouen qui se déplace le dimanche au Havre. Ils se rencontrent. Et dès le lendemain (…) le juge va inculper Durand (…) de complicité morale d'assassinat. Et là, l'affaire prend tout de suite un tour extraordinaire", poursuit l'écrivain.

Accusé d'être le "responsable moral" de ce meurtre, Jules Durand est arrêté à son domicile le 11 septembre. Le lendemain, la grève prend fin. Et deux mois plus tard, le procès du syndicaliste s'ouvre devant les assises de Rouen. 

Parmi les jurés se trouvent un seul ouvrier, contre une majorité de bourgeois du Havre, hostiles aux révoltes. L'avocat de l'accusé, René Coty - qui deviendra président de la République en 1954 - est peu expérimenté. La bataille semble perdue d'avance et le verdict est sans appel : la cour le condamne à la peine capitale pour assassinat. 

L'affaire Dreyfus du monde ouvrier

La condamnation suscite l'incompréhension générale et l'erreur judiciaire, aussi volontaire soit-elle, est dénoncée. "Les jurés s'aperçoivent qu'on ne leur a pas précisé exactement comment fonctionnait la machine judiciaire et qu'ayant refusé les circonstances atténuantes, ils entraînaient, de facto, la condamnation à mort", explique Roger Martin. 

Face à cette condamnation, les jurés se rassemblent et envoient au président de la République de l'époque, Armand Fallières, une demande de grâce partielle. "C'est unique dans l'histoire de la justice", insiste l'auteur. La presse et les syndicats s'emparent de l'affaire et Ligue des droits de l'Homme lance une campagne de soutien. Un mois après sa condamnation à mort, Jules Durand est gracié, finalement condamné à sept ans de réclusion. 

En 1915, le syndicaliste est libéré. Mais les séquelles de sa détention le changent à tout jamais. Interné en hôpital psychiatrique, il décède onze ans plus tard, emporté par une maladie mentale. "Cet homme a connu une double mort", conclut Roger Martin. 

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