"J’ai mis ma vie entre parenthèses". Ce sont les mots d’Elena, 64 ans. La retraitée d’origine italienne a travaillé toute sa vie en tant que maître nageuse. Pas un mois de chômage, pas un arrêt, "un dossier simple", lui a-t-on dit quand elle s’est renseignée pour monter son dossier de retraite. Pourtant en octobre 2021, rien ne se passe. Sa pension n’arrive pas. Elle appelle, fait une réclamation, patiente. Aucune explication, on lui répond "rappelez dans 10 jours". Les mois passent, Elena reste sans argent, fait appel à ses amis, ses enfants, n’en dort plus la nuit. Elle attend désespérément sa retraite. Au printemps 2022, la retraitée sans pension ne peut même plus payer son loyer. Elle demande l’aide d’associations pour se nourrir et doit même monter un dossier de RSA. Son cauchemar prend fin il y a un mois… Sans plus d’explication, sans excuses. Cette période, elle l’a vécue comme une humiliation, elle qui n’avait jamais été dépendante de personne. Et pourquoi a-t-elle dû attendre autant ? Elle ne le saura jamais.
Cette situation, des milliers de retraités la subissent au moment du départ à la retraite. Souvent un mois de retard, deux, trois maximum, parfois en partie à cause d’un papier qui manque, d’un trimestre en attente, d’un document oublié par l’assuré lui-même ou d’une mauvaise communication entre deux caisses de retraite. Pour Renaud Villard, le Directeur Général de la Cnav, il ne s’agirait que d’une situation marginale, autour de 20.000 dossiers sur 820.000, soit 2,5% de retard. Une situation dont il dit ne pas se satisfaire, mais qui "n’est ni nouvelle, ni en hausse".
Officiellement, entre le 1er janvier et le 31 octobre 2022, 20.903 dossiers de retraités ont pris du retard, ce qui correspond à peu près aux ordres de grandeur des années précédentes. Si on fait une projection à l’échelle de l’année, on peut estimer le nombre de retards sur un an entre 23.000 et 25.000 dossiers. Mais pour les représentants CFDT, ce chiffre est "largement sous-estimé. Tout compris, nous estimons qu’un dossier sur cinq subit un retard à l’heure actuelle, seulement les délais de traitement ne sont pas tous comptabilisés". Ces retards pour les syndicats sont le symptôme d’un malaise des équipes.
Dans les CARSAT (Caisses d’assurance retraite et de santé au travail), le nombre de dossiers de départs en retraite augmente de 3% par an, et les effectifs ne suivraient pas. En Ile-de-France une élue CFDT a fait les calculs : entre les congés, les formations et les arrêts maladie, 40% des effectifs seraient absents. À Strasbourg, un autre élu dénonce les stocks de dossiers qui s’accumulent. Ils en avaient 8.000 il y a un an, ils sont désormais 11.800... Pour 250 agents. À Nancy, la situation est même qualifiée d’inquiétante par les syndicats, avec "des collègues qui travaillent pendant les vacances, tard le soir, voire qui en oublient même d’aller chercher leurs enfants à l’école".
L'autre cause des dossiers en retard serait la difficile mise en place d’un nouveau logiciel, à l’origine de bugs informatiques. Dans la CARSAT Sud Est, qui regroupe notamment les agences de Marseille, Nice, Toulon et Avignon, la représente Force Ouvrière fait état de 5.600 dossiers avec des dates de versements de retraite dépassées. La situation s’est tellement tendue qu’une alerte pour risques psycho-sociaux a été déclenchée en début d’année.
Résultat, pour rattraper les retards, 9 agences de la CARSAT Pays de Loire vont fermer leur accueil durant deux semaines début décembre : celles de Nantes, Saint-Nazaire, Angers ou encore Laval et Le Mans sont concernées, du 5 au 16 décembre. L’objectif est bel et bien de se concentrer sur les dossiers en cours, pour éponger les retards de traitement. Dans un communiqué, l’union départementale FO de la Mayenne dénonce "la situation catastrophique dans les CARSAT" puisque près de 1.500 assurés seront privés de rendez-vous ou de rencontre avec un conseiller retraite.
Les dossiers qui s’accumulent, les retards à gérer et le manque récurrent de personnel dénoncés par les syndicats pourraient avoir une conséquence non négligeable dans les années à venir : l’augmentation d’erreurs dans les traitements de dossiers. 1 dossier de retraite sur 7 comporterait des erreurs de versement d’après le dernier rapport de la Cour des Comptes. La Direction n’envisage pas de hausse des erreurs… Les syndicats les perçoivent comme inévitables.