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Seine-Saint-Denis : à quoi ressemble l'audience spéciale "violences conjugales" ?

REPORTAGE - En Seine-Saint-Denis, dans la deuxième juridiction de France, alors que le tribunal de Bobigny croule déjà sous les dossiers au quotidien, le procureur de la République et le président du tribunal se déplacent une fois par mois au tribunal de proximité de Saint-Denis pour une audience foraine dédiée aux violences conjugales.

Le tribunal de proximité de Saint-Denis accueille une audience foraine une fois par mois.
Le tribunal de proximité de Saint-Denis accueille une audience foraine une fois par mois.
JUSTICE - À quoi ressemble l'audience spéciale "violences conjugales" ?
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Cindy Hubert

L'audience va durer presque 7 heures sans aucune pause. Il y a 11 affaires au rôle, il ne faut pas traîner. Le président arrive avec une grosse valise à roulettes remplie de dossiers. 

Personne dans le public ne le reconnaît, mais Peimane Ghaleh-Marzban est un très haut magistrat, c'est lui qui a jugé Jérôme Cahuzac, il a aussi occupé le poste clé de directeur des services judiciaires du pays. 

Mais cet après-midi, le magistrat va mettre toute son énergie dans ces audiences de violences conjugales si complexes, où l'on touche à l'intime, au fonctionnement de couples plein de contradictions, où il faut tenter d'évaluer la dangerosité de la situation et de l'auteur, explique le président du tribunal : "Ce sont des audiences que je trouve passionnantes, il faut une très grande attention, sur les personnes, sur l'interaction des personnes, lorsque le juge rentre en voie de condamnation d'être en capacité d'envisager la suite, et d'envisager les risques qui peuvent exister".

"Papa a mis maman par terre"

Le premier dossier est parlant. Monsieur est accusé d'avoir tiré sa femme par les cheveux, de lui avoir donné un coup de poing avant de tenter de l'étrangler devant ses 3 enfants. "Papa a mis maman par terre, je veux que papa il parte", a dit sa fille de 10 ans aux enquêteurs. À la barre, l'accusé chuchote : "Ma femme est hystérique. Je ne l'ai pas touché, c'est elle qui me poussait". La victime n'a pas voulu faire constater ses blessures à l'époque, et aujourd'hui elle n'est pas là. Par peur ? par emprise ? Sans avocat, les magistrats ne le sauront pas. 

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Et c'est le propre de ces audiences, dans la majorité des affaires auxquelles RTL a assisté, les femmes n'ont pas voulu porter plainte, ne demandent aucun dommage et intérêt. 

Cette femme, très jeune, explique ainsi qu'elle ne veut pas aller plus loin "parce que c'est le père de (s)on fils". Le prévenu est accusé de l'avoir giflé. C'était "pour qu'elle puisse se calmer" se défend l'homme avant de reconnaître que le coup a été tel que madame a vomi. Là encore, la victime ne réclame aucune réparation, et le tribunal doit presque la convaincre de se constituer partie civile. 

Et puis pour celles qui sont présentes au procès, beaucoup reviennent parfois sur leurs déclarations, ou minimisent. Comme cette mère de famille rouée de coups dès que son mari boit. Et il boit beaucoup et souvent. "Je l'aime toujours et je ne veux pas lui créer de problème", souffle la victime aux longs cheveux blonds prête à reprendre une relation avec lui. 

Dans ce cas-là, l'interdiction de contact n'est pas nécessairement indiquée, il vaut mieux tabler sur un long sursis probatoire, une manière de prolonger le contrôle judiciaire, d'encadrer un suivi psychologique, des addictions, et de suivre la personne au-delà d'une simple condamnation. 

Un circuit court pour faire face à la montagne de dossiers

Le tribunal juge des violences physiques mais aussi des violences psychologiques, tout aussi terribles. La lecture du dossier numéro 5 fait froid dans le dos: "Sale pute", "tu mériterais que je te traine par les cheveux en voiture en roulant à 50 km/heure". Julia ne se déplace plus jamais seule depuis que son ancien compagnon inonde son téléphone d'insultes et de menaces de mort : "C'était des violences verbales, constamment, très répétitives, il s'en prenait à moi mais également à mon fils. Des mots qu'on n'est pas censé entendre une fois dans sa vie. Quand il me dit 'je vais te crever', on ne peut pas être plus clair".

Il y a encore quelques années, cette affaire comme d'autres aurait sans doute fini par un rappel à la loi. Mais le tribunal de Bobigny ne veut plus rien laisser passer : les violences conjugales sont devenues ici une priorité absolue. C'est pour cette raison que cette audience délocalisée a été créée pour tenter de juger le plus vite possible. Car il faut bien se rendre compte que les violences conjugales, c'est une montagne de dossiers, un contentieux massif souligne Eric Mathais, le procureur de la République : +100% de condamnations depuis 2017, +54% de comparutions immédiates entre 2021 et 2022 : "À la permanence du parquet, certains jours ça peut représenter la moitié des appels téléphoniques et pas loin de la moitié des gardes à vue. Par exemple aujourd'hui, si le parquet décide, à la suite d'un appel des policiers, de convoquer une personne à une audience sans qu'il y ait de présentation, on est sur un délai minimum d'un an. Il ne se passera rien avant un an".

Un projet de filière dédiée aux violences conjugales

Les dossiers du jour datent tous par exemple déjà de 2021. La chambre correctionnelle est totalement embolisée. L'idée, avec ce tribunal hors les murs, c'est donc de créer un itinéraire bis express, un circuit court, pour donner une réponse pénale dans les trois mois, idéalement. Mais le président du tribunal et le procureur de la République voudraient aller plus loin dans l'innovation : en créant une filière dédiée aux violences conjugales. Un pôle qui regrouperait tous les magistrats concernés : juges correctionnels, parquet, juges d'application des peines, juge aux affaires familiales, juge des enfants, ce qui permettrait d'avoir une meilleure vision d'ensemble de chaque dossier, et de coordonner les mesures pour mieux pour protéger les victimes. 

Une idée qui semble avoir convaincu Elisabeth Borne, qui a annoncé lundi 6 mars la mise en place d'un "pôle spécialisé" dans les violences conjugales au sein des 164 tribunaux judiciaires et 36 cours d'appel. 

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