La Chronique des Bridgerton n'est pas qu'une série légère et romantique sur une histoire d'amour entre un beau duc et une jeune aristocrate en robe pastelle. La nouvelle série produite par Shonda Rhimes (Grey's Anatomy, Scandal), dirigée par Chris Van Dusen et adaptée d'une saga romanesque à succès, propose l'exploration de plusieurs questions de société.
Vendue comme un twist progressiste, féministe et moderne des récits austeniens, La Chronique des Bridgerton critique d'abord la place faite aux femmes sous la Régence au Royaume-Uni et les difficultés liées aux mariages arrangés. Des thèmes que l'on retrouve dans de nombreuses histoires écrites au XIXe siècle. L'adaptation de Netflix a incorporé, en plus, la question de la diversité en faisant le choix d'une réalité historique alternative en plaçant des hommes et des femmes noirs dans des positions de pouvoir et d'influence. De quoi énerver quelques tenants du "réalisme" qui oublient bien souvent ce que signifie le mot "fiction" et que l'Histoire est le résultat d'une culture qui a volontairement fait disparaître de nombreuses minorités des chroniques du passé.
Mais malgré le vernis de modernité, La Chronique des Bridgerton évite soigneusement de traiter sérieusement de nombreux thèmes qu'elle approche avec une légèreté qui questionne. Sur la question du racisme, le problème semble avoir été réglé en quelques années grâce au mariage d'un roi avec une femme noire. On aimerait que ce soit aussi simple. L'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas traitée en profondeur. Idem pour les inégalités économiques. En une saison, une aristocrate ne fera qu'emmener une autre aristocrate pour "voir les pauvres", histoire de lui faire peur et de la remettre sur le droit chemin. On a vu critique sociale plus fine. Mais une scène a particulièrement choqué les téléspectateurs : un viol dans l'épisode 6. Attention, la suite de cet article contient un spoiler.
La Chronique des Bridgerton évacue tellement vite la question que certains ne se sont peut-être pas rendu compte qu'ils assistaient à un viol. L'évènement est bref, il s'agit d'un homme violé par l'héroïne avec laquelle le public est en empathie depuis le premier épisode et jamais la victime n'est présentée comme telle par les dialogues ou la mise en scène. Dans l'épisode 6, notre Daphne couche une nouvelle fois avec son nouveau mari, le duc. Le couple vacille parce que Simon refuse constamment d'éjaculer en elle. Daphne, particulièrement ingénue, vient de comprendre que le duc - qui lui a dit qu'il ne pouvait pas avoir d'enfant - fait tout pour éviter qu'elle tombe enceinte. Il n'est pas stérile mais fait tout pour ne pas avoir d'enfant en se retirant (une méthode qui n'est pas garantie d'ailleurs). Elle est la victime d'un mensonge.
Le problème est que Daphne va se venger sur son mari de la pire des manières. Alors qu'ils couchent ensemble, Daphne se place sur le corps de Simon pour l'empêcher de se retirer au dernier moment. Visiblement paniqué, Simon demande à Daphné d'arrêter à deux reprises, mais elle n'en fait rien. Après l'éjaculation, Daphne change de masque pour afficher la colère et une certaine satisfaction. L'héroïne est alors présentée comme la femme bafouée qui a réussi à donner une bonne leçon à son menteur de mari. Simon, sidéré, la questionne sur ce qu'elle vient de faire mais il est loin d'être présenté comme une victime. Après avoir été violé, Daphne lui explique, en somme, qu'il l'a bien cherché puisqu'il lui a menti sur sa prétendue stérilité.
Il est bon de rappeler que même si Simon était consentant au début de la relation sexuelle, Daphne a abusé de lui physiquement et psychologiquement. On aurait pu croire l'adaptation d'une série en 2020-2021 plus fine sur cette question mais il n'en sera rien. L'évènement sera rapidement balayé d'abord par la colère de Daphne puis par d'autres rebondissements. Les abus sexuels sur les hommes et en particulier sur les hommes noirs de la part d'une femme blanche sont très peu abordés à la télévision et de nombreux internautes ont pointé du doigt le mauvais traitement de cette question.
Évoquer une telle agression est bien sûr possible, mais il aurait été bon de s'appesantir dessus quelques instants. La question du consentement, en particulier dans le mariage, de l'éducation sexuelle des femmes à cette époque.... Bridgerton a loupé une occasion de parler d'un sujet important. Pire encore, la série invisibilise les émotions et le traumatisme éventuel de Simon. Et par ricochet, le traumatisme des autres victimes....
La série ne peut même pas se cacher derrière l'adaptation stricte des romans puisqu'ils ont modifié la scène pour rendre Daphne moins diabolique dans son stratagème. Dans les livres, l'autrice écrit que Daphne profite du sommeil et de l'état d'ébriété du duc pour profiter de lui alors qu'il est dans un état second. La place du consentement est là aussi fondamentale. Il s'agit d'un viol. Dans un vlog de la chaîne BookAndKrys, Julia Quinn, la créatrice, avait expliqué avoir compris plus tard après l'écriture les problèmes inhérents à cette scène : "Oui, c'était choquant, mais personne ne semblait penser que Daphne avait fait quelque chose d'immoral. C'est avec les années que les gens se sont de plus en plus interrogés sur la question du consentement et qu'ils ont questionné ses actions".
Comme le rappellent nos confrères de la plateforme américaine Vox, Julia Quinn avait pourtant déclaré au Time en 2003 qu'elle ne pouvait pas imaginer un roman d'amour aujourd'hui dans lequel l'homme violerait la femme et sa victime finirait par tomber amoureuse de son agresseur. L'inverse, certes plus subtilement concocté, ne semble pas aussi dépassé pour l'autrice, semble-t-il...
De nombreux fans de la saga littéraire ont soulevé cette question sur internet dans les années 2010 en pointant du doigt l'aspect très problématique d'une telle représentation. Julia Quinn pouvait intervenir pour repenser cette scène dans cette adaptation télévisuelle. D'ailleurs les scénaristes l'ont modifié en partie, preuve qu'ils avaient perçu un léger problème, mais personne n'est allé jusqu'à repenser la scène pour supprimer le viol totalement ou alors traiter l'agression comme telle sans oublier ses conséquences et sa gravité.