Cette nuit-là, l'Abeille Normandie remonte le nord du littoral depuis le port de Boulogne-sur-Mer. La salle de commandement est plongée dans le noir. La radio est en relation constante avec le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross).
Le ciel est dégagé, la mer est calme, des conditions propices aux traversées. Vers 4H30, l'alerte est donnée. Le navire français se dirige alors vers les coordonnées GPS transmises par les autorités.
"On nous a engagé sur un départ d'embarcation au large de Gravelines. Là, on est arrivés sur zone et nous avons effectivement un contact visuel. Un gros trait noir. Mais on voit quand même de la couleur orange qui correspond aux brassières que portent les migrants", explique Nino, le capitaine, à la barre du navire, qui reste à bonne distance pour éviter tout risque de collision.
Des silhouettes, d'hommes et de femmes, entassées sur un bateau pneumatique, apparaissent effectivement à l'horizon. Sur le pont, un drone décolle pour survoler l'embarcation. Les images sont analysées sur un écran d'ordinateur.
On y voit 57 passagers, des enfants, certains enveloppés dans des couvertures de survie, au centre du canot. "Sur les images, on a une rangée d'une vingtaine de personnes sur chaque boudin. Cela nous permet de voir l'état de l'embarcation, s'il y a un problème. Tout se passe bien pour eux pour l'instant, donc ils continuent la traversée", raconte Brice, le second capitaine.
L'embarcation poursuit donc sa route en plein vent, croise des ferries et des porte-conteneurs, au milieu du détroit, l'une des zones maritimes les plus fréquentées au monde.
"En cas de problème, ils font alors des flashs avec le téléphone, ils nous font des signes. C'est pour ça qu'on est toujours assez proche pour pouvoir le voir", détaille Cédric, l'un des marins qui reste attentif à d'éventuels signaux de détresse.
Dans la Manche, les navires français n'interceptent pas les canots de migrants, comme le font les garde-côtes libyens ou tunisiens en Méditerranée. "Nous sommes sur une escorte simple. Mais cela peut très vite se compliquer et il faut agir très rapidement. Il suffit que par inadvertance quelqu'un perce un flotteur et ça fait du monde tout de suite dans l'eau", détaille Nino, le capitaine.
On ne s'habitue pas. C'est des êtres humains. On peut se mettre à leur place. Ce qu'ils veulent, c'est aller en Angleterre
Emmanuel, l'un des marins de l'Abeille Normandie
Les falaises blanches de la côte anglaise se rapprochent. Les migrants vont être pris en charge, en face, par les garde-côtes britanniques.
Un Zodiac de l'Abeille Normandie est mis à l'eau pour assister cette récupération. Le moteur démarre. Emmanuel, qui porte un casque et une combinaison de survie, se positionne à l'avant du canot.
Le Zodiac ralentit, puis s'arrête à une vingtaine de mètres de l'embarcation de fortune. "Avec leur bateau, les garde-côtes anglais vont s'amarrer à l'arrière de l'embarcation sur le moteur. Et ils vont se plaquer le long du bord", détaille le marin.
Les migrants sont assis, les pieds dans l'eau, à califourchon sur les boudins. Soulagés, certains se serrent dans les bras. Un autre, prie, les mains jointes vers le ciel.
Des instructions en anglais sont criées aux passagers. Le canot peut chavirer à tout moment. "Là, ils vont les faire monter un par un. Ce qui est important, c'est que tout le monde soit calme à bord pour faire l'embarquement. C'est toujours impressionnant. On ne s'habitue pas. C'est des êtres humains. On peut se mettre à leur place. Ce qu'ils veulent, c'est aller en Angleterre", observe Emmanuel, à bord du Zodiac.
Un bébé, emmitouflé, dans une doudoune, bonnet sur la tête, est porté à bout de bras par un secouriste anglais. Finalement, l'embarcation est volontairement crevée par les garde-côtes avant d'être remorquée.
À chaque sauvetage, quatre gendarmes, des militaires armés, se positionnent sur la plage arrière du navire, là où débarquent les naufragés. Ils sont chargés de la sécurité à bord. Une grande tente de premiers secours a été installée, deux salles chauffées aménagées, avec des lits.
"Lorsque nous les récupérons, les migrants sont extrêmement fatigués. Les enfants sont frigorifiés. Beaucoup pleurent. On représente l'autorité française, mais l'objectif, c'est de les traiter avec humanité, qu'on s'occupe d'eux", raconte l'adjudant Emmanuel. Les marins proposent des biscuits, des vêtements chauds et des peluches aux enfants.
Depuis le début de l'année, plus de 17.000 personnes ont traversé la Manche, malgré le renforcement de patrouilles de policiers sur les plages pour tenter d'empêcher les départs. Une vingtaine de personnes sont décédées.
"On est passé d'environ 500 personnes ayant réussi la traversée en 2018, à près de 30.000 en 2021, détaille Véronique Magnin, la porte-parole du préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Ils n'ont pas de conscience des risques maritimes. Là où avant, il y en avait 30 par embarcation, maintenant, il y en a parfois jusqu'à 90. Les bateaux restent très précaires, mais on ne voit plus de fabrication artisanale type chapelet de bouteilles, de bouées. Il y a une logique de filière qui s'est structurée parce qu'il y a un intérêt financier".
On essaie de mettre des mots sur ce que l'on a vécu. Les images restent
Antonin, l'un des membres de l'équipage
Le sauvetage des migrants occupe 60 % des activités de l'Abeille Normandie, qui, le reste du temps, opère des remorquages de navires en perdition. La vingtaine de membres d'équipage sont des civils de la marine marchande. Ils ont dû s'habituer à gérer ces situations.
"Après un sauvetage, même une fois revenu à bord, on reste dans une sorte de bulle. C'est quand cela redevient calme, que l'on revoit des images, que des sensations reviennent. On essaie de mettre des mots sur ce que l'on a vécu", témoigne Antonin.
Le 23 avril 2024, ce mécanicien de formation s'est retrouvé à réaliser des massages cardiaques lors d'un naufrage. Ce jour-là, cinq migrants sont morts, dont une petite fille, au large de Wimereux dans le Pas-de-Calais.
Après plus de 15 heures en mer, l'Abeille Normandie revient enfin au port. Depuis le début de sa mission, en juin 2022, le navire français a récupéré plus de 2.150 migrants dans la Manche.
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