Il est 17h04 ce jeudi 31 mai 2001 lorsque le fax du greffe de la prison de Borgo au sud de Bastia crépite. C'est un ordre de libération qui vient de tomber. Assez classique somme toute. Le document porte l'en-tête du tribunal de grande instance d'Ajaccio, le numéro de fax est bien celui du cabinet du juge Patrice Camberou en charge de l'instruction. Il y a aussi la signature du juge des libertés et de la détention. Rien n'éveille la suspicion des agents du greffe. Ils ne passent même pas un coup de fil au juge pour confirmer cette levée d'écrou.
Nous sommes à la veille du long week-end de Pentecôte qui s'annonce d'ailleurs ensoleillé et chaud, c'est la fin de journée. Une demi-heure plus tard, peu après 17h30, les trois hommes sortent du centre pénitentiaire de Borgo par la grande porte. Ils viennent d'inventer l'évasion par télécopie, par fax mais un faux, une première.
Il faut attendre 5 jours pour que la supercherie éclate au grand jour. Jacques Dallest le procureur d'Ajaccio s'exprime dans le journal de 18h30 de RTL le 5 juin 2001 - une archive à retrouver dans le podcast Les Grandes Évasions. "Il s'avère que cette remise en liberté s'est faite sur le fondement de fausses pièces de justice, c'est-à-dire de documents contrefaits qui ont abusé la maison d'arrêt de Borgo", explique le magistrat.
"Je crois qu'on a affaire à une opération bien montée, ces document ont été suffisamment bien fait pour égarer l'administration pénitentiaire, poursuit-il. Et nous avons appris ce matin, très incidemment, que ces malfaiteurs mis en examen avaient été remis en liberté alors qu'ils n'auraient pas dû l'être".
Ces trois hommes ne sont pourtant par n'importe qui, ce sont de grosses pointures du banditisme corse. Il s'agit de Francis Mariani, 52 ans, de Pierre-Marie Santucci, 44 ans, et de Maurice Costa, 49 ans. Les fondateurs et le noyau dur de la redoutable Brise de Mer, du nom d'un bar sur le vieux port de Bastia.
Mariani a déjà été condamné en 1983 pour l'attaque d'un fourgon et il s'est déjà évadé un an plus tard de l'ancienne prison de Bastia en sciant tout simplement ses barreaux. Costa a été lui poursuivi pour tentative de meurtre, Santucci pour vols et détentions d'explosifs.
Pour Henri Mariani, journaliste et aujourd'hui directeur de la rédaction de Corse Matin, ces trois malfrats sont des têtes de gondoles du banditisme à l'époque. Il explique que "ces hommes-là ont effectivement, pendant longtemps et notamment à cette époque, pratiqué l'extorsion de fond, le racket, le trafic, les attaques à main armée, les pressions diverses et variées, les menaces, tout le panel du banditisme français".
Je me rends bien compte que les personnes que j'ai face à moi, à leur posture et à leur attitude, sont des bandits chevronnés
Patrice Camberou, juge d'instruction à l'époque
C'est le juge d'instruction Patrice Camberou a mis en examen les trois malfrats depuis un peu moins d'un an. Les trois hommes ont été interpellés à Sartène le 5 juillet 2000 à l'heure de la sieste. Le patron de la pizzeria le Palace dans laquelle les cinq hommes viennent de déjeuner appelle les gendarmes : deux d'entre eux viennent de le menacer de racket.
Les militaires arrivent rapidement. Les suspects, assis à l'ombre sur un muret de la place, détalent comme des lapins mais les gendarmes arrivent à les interpeller. Dans leur fuite, ils abandonnent un sac à dos dans lequel sont retrouvés un pistolet automatique, une cagoule, un couteau et des talkie-walkie. Deux voitures volées sont également saisies un peu plus loin.
Patrice Camberou est un jeune juge, il a 30 ans à l'époque. Il a été nommé sur l'île quatre ans auparavant. Il a déjà à son actif la mise en examen de Bernard Bonnet, le préfet incendiaire des paillottes et successeur du préfet Claude Erignac, assassiné 3 ans plus tôt.
Il faut qu'on sorte, ça va mal se finir
Le gang de la Brise de mer au juge d'instruction
Mais le juge d'instruction d'Ajaccio découvre le pedigree des trois hommes au fil des auditions : "Très rapidement, je suis mis au parfum si j'ose dire, confie-t-il. Je vois le comportement non seulement des collègues plus anciens, mais aussi du personnel de greffe qui connaissent bien le contexte Corse. Je me rends compte qu'il me manque quelque chose à ma culture locale parce que, en gros, ils me disent, 'fais attention à toi'. Moi je suis dans mon exercice professionnel. Je ne me pose pas de question, mais rétrospectivement, je me rends bien compte que les personnes que j'ai face à moi, à leur posture et à leur attitude, sont des bandits chevronnés. Ils ne sont pas du tout impressionnés par moi et ils ont l'habitude".
Le juge est frappé en particulier par Francis Mariani qui lui "fait l'impression de quelqu'un qui ne me calcule pas vraiment, qui se comporte comme si de toute façon il allait sortir. C'est quelqu'un de froid et de très déterminé, un peu cassant. J'ai l'impression d'être une donnée variable, un petit juge jeune, il a déjà une cinquantaine d'années, moi j'ai 30 ans. Comme on dit de façon assez triviale, il ne me calcule pas en réalité, cette affaire pour lui n'est qu'une péripétie."
Au fil des auditions, Patrice Camberou indique qu'aucune relation ne se noue entre eux mais qu'une tension commence à monter. Il se souvient "qu'un peu avant la fameuse évasion, Santucci et Costa s'approchent de moi avant un interrogatoire. Ils me disent, maintenant, ça suffit, il faut qu'on sorte, ça va mal se finir. Je pense qu'ils n'en peuvent plus d'être en détention. Je n'en ai reparlé avec des collègues que beaucoup plus tard, parce que j'ai réalisé ensuite que ça pouvait aussi s'interpréter comme une menace".
Les trois hommes sont donc envoyés en prison pour association de malfaiteurs et infraction à la législation sur les armes. Costa et Santucci sont incarcérés à Borgo, au sud de Bastia, le premier dans l'unité 2, le second dans l'unité 3. Mariani est d'abord lui emprisonné sur le continent avant d'être transféré à Borgo dans la cellule voisine de celle de Santucci en décembre 2000. Le juge Camberou a réuni les trois prévenus dans la même prison car il souhaite organiser à terme une confrontation entre les trois hommes.
Le centre pénitentiaire de Borgo est érigé comme modèle par le ministère de la Justice. Il est récent à l'époque - il a ouvert en 1993 - chaque détenu à sa cellule individuelle, 121 surveillants pour 120 détenus, plus de matons que de prisonniers s'amusent certains.
Le surnom de la prison de Borgo : "le club Med de la pénitentiaire" selon Henri Mariani. Pour le directeur de la rédaction de Corse Matin, "C'est une maison d'arrêt où les cellules étaient ouvertes du matin 7 heures au soir 19 heures, où les détenus allaient de cellule en cellule et de coursive en coursive, en totale liberté. J'ai plutôt l'impression que c'était les détenus qui surveillaient les mâtons et pas l'inverse. La Brise de mer, bien évidemment, c'était les caïds à la maison d'arrêt de Borgo, ils étaient craints, ils étaient respectés. Personne n'osait s'attaquer à cette bande criminelle. C'était eux qui tenaient la tôle, évidemment".
Dans ces conditions, Pierre-Marie Santucci et Maurice Costa, eux prennent leur mal en patience. Ils estiment que l'affaire de racket de Sartène va se tasser. En effet, le restaurateur qui a averti les gendarmes a retiré sa plainte après avoir découvert le pedigree de ceux qui l'avaient menacé. Mais Francis Mariani, lui, tourne comme un lion en cage.
En mars 2001, quatre mois après son transfert à Borgo, son fils Jacques a échappé à une tentative d'assassinat. Pour lui, c'est une nécessité, il faut aller régler les comptes, protéger le petit et démontrer une nouvelle fois qui est le patron.
Je n'ai jamais ri à l'évasion par fax, jamais. Ça ne m'a pas amusé.
Patrice Camberou
Pendant un mois, Mariani échafaude un astucieux plan, somme toute assez simple. Ils ne toucheront à rien. Grâce aux téléphones portables cachés dans les paquets de céréale ou dans les enceintes du lecteur CD, il contacte un complice établi près de Marseille. C'est lui qui va rédiger le faux fax à partir d'un original vierge tout simplement. Il l'enverra ensuite depuis un hôtel de Salon-de-Provence sur le continent en masquant l'adresse. Un complice que les enquêteurs n'arriveront d'ailleurs jamais à identifier formellement.
Et quand, cinq jours plus tard, le juge Camberou apprend leur évasion, c'est le coup de massue. Il n'est d'ailleurs pas rassuré du tout, "Je n'ai jamais ri à l'évasion par fax, jamais. Ça ne m'a pas amusé.
Ça m'avait un peu frustré par rapport à l'instruction. Cette affaire-là, elle m'a encore plus inquiété à mesure que le temps passait et qu'effectivement les événements dans le milieu du banditisme corse aboutissaient à des assassinats. On se disait, 'bah tiens, ceux-là sont libres et c'est leur méthode, c'est leur façon d'agir'".
D'ailleurs cet été-là sur l'île, on dénombre plusieurs règlements de compte non élucidés dont celui de François Santoni, ennemi juré de la Brise de mer...
Évidemment, l'évasion fait grand bruit et elle est remontée jusqu'au plus hauts sommets de l'État. Le ministère de la Justice ouvre une enquête administrative en parallèle à l'enquête judiciaire. Et les conclusions démontrent en réalité un faux fax assez grossier tout de même.
D'abord, la télécopie émane bien du cabinet du juge d'instruction mais l'ordre est signé par un autre juge, celui de la détention et des libertés. Par ailleurs, le nom de ce juge est mal orthographié et sa signature grossièrement contrefaite. Le tampon figurant sur le document est faux. L'ordonnance du juge motivant sa décision n'est pas annexée à l'ordre de libération, contrairement à l'usage. Et puis l'acte de libération est normalement individuel, jamais pour trois détenus à la fois.
Enfin, aucun coup de fil au juge pour demander confirmation de la levée d'écrou, là encore contre toutes les règles en vigueur. L'enquête démontre aussi que cette télécopie a été envoyée en réalité d'un hôtel de Salon-de-Provence dont le numéro de fax a été habilement remplacé par celui du cabinet du juge d'instruction. Comble de l'ironie, ce jour-là, le fax de Patrice Camberou était en panne ! Dernier dysfonctionnement, il faudra cinq jours pour que le juge se rende compte de la supercherie à la faveur d'une demande de renseignement sur leur situation pénitentiaire.
Au final, les enquêtes administrative et judiciaire révèlent bien quelques erreurs et négligences, mais aucune complicité n'est mise à jour, que ce soit au sein de la prison ou du tribunal.
Pourtant, Henri Mariani, directeur de la rédaction de Corse Matin, se pose toujours des questions : "Est-ce qu'il y a eu négligence et complicité ? Est-ce qu'il y a eu complicité et menaces ? L'enquête n'a jamais réussi à l'établir. Moi je pense qu'il y a eu très probablement un peu des trois. S'il fallait faire pression sur des matons, ce n'était évidemment pas très compliqué pour eux de le faire", conclut-il. Et si certains, aujourd'hui encore, ont pris le parti de sourire de cette affaire - tout est décidément hors norme en Corse - le juge Patrice Camberou, lui, n'apprécie toujours pas.
L'administration pénitentiaire nous a ouvert les portes... alors on est partis
Francis Mariani à son procès
Francis Mariani est le premier des évadés à être interpellé, 8 mois après l'évasion, sans heurts, au volant de sa voiture en Haute-Corse. Il avait une arme sur lui. Retour à la case prison, non pas à Borgo mais cette fois-ci à Fresne où il est exilé. Il y fait l'objet d'une surveillance accrue mais cette évasion par fax a consolidé à la fois sa stature de patron et la puissance de la Brise de mer.
Un mois plus tard, Pierre-Marie Santucci, sans doute fatigué de se cacher dans le maquis, choisit de se rendre. Maurice Costa lui sera interpellé à Vitrolles près de Marseille après une cavale d'un peu plus d'un an. Les trois hommes sont condamnés en mai 2002 à quatre et trois ans de prison pour association de malfaiteurs dans l'affaire de Sartène.
Il faudra attendre juin 2008 pour que les trois malfaiteurs soient jugés à Bastia. Ils comparaissent libres, ils ont purgé leur peine dans l'affaire de Sartène. Cette fois-ci, ils sont purement et simplement relaxés. Leurs avocats démontrent qu'il n'y a eu aucune violence, que les trois hommes n'ont pas rédigé le faux fax, qu'ils n’en ont pas fait usage eux-mêmes et qu'ils ne l'ont jamais eu entre les mains. Francis Mariani lance d'ailleurs aux juges : "L'administration pénitentiaire nous a ouvert les portes... alors on est partis".
L'épilogue est moins drôle. Si cette évasion avait renforcé le mythe de la Brise de mer, le clan explose en 2009 après une série de sanglants règlements de compte. Francis Mariani meurt le 12 janvier 2009 dans l'explosion criminelle du hangar agricole d'un ami. Il avait 59 ans. Un mois plus tard, le 10 février 2009, Pierre-Marie Santucci est tué d'une balle dans la tête sur un parking désert. Il avait 52 ans. Quant au dernier survivant, Maurice Costa, retranché dans son village, il commet une imprudence. Il est abattu le 7 août 2012 alors qu'il est descendu acheter de la charcuterie chez son boucher. Trois cartouches de chevrotines en plein thorax. Il avait 60 ans.
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