Dr. Martens est une très belle entreprise. Onze millions de ces bottes monumentales, souvent colorées, sont vendues chaque année, dans 60 pays, avec en particulier la paire mythique, la 1460, appelée ainsi parce qu'elle a été lancée le 1er avril 1960. Un chiffre d'affaires de 750 millions d'euros avec un résultat de 200 millions, c'est ce qui s'appelle marcher sur du velours. Plus remarquable encore, les ventes ont progressé de 14% pendant le confinement, malgré la fermeture des magasins, grâce à Internet.
À l'origine, juste après la guerre, un docteur allemand nommé Klaus Martens fabrique une demi-botte avec une semelle très épaisse parce qu'elle contient un coussin d'air. C'est ce qu'on appelle une chaussure de sécurité, pour améliorer le confort des ouvriers qui se tiennent debout toute la journée, ainsi que des retraitées bavaroises qui ont des problèmes de dos.
Le Dr. Martens fait de la pub dans un journal britannique. Il est repéré par une petite entreprise familiale du nord de l'Angleterre, qui rachète la marque et la lance là-bas, à destination notamment des facteurs britanniques. À la fin des années 1960, exactement comme le jean, ce vêtement de travail est récupéré par la jeunesse contestataire anglaise, qui en fait l'un de ses attributs, pour les garçons comme pour les filles.
Mais le véritable essor des Dr. Martens commence à la fin des années 1970, avec l'arrivée des skinheads, du mouvement punk, du ska, des groupes de rock Clash ou the Cure, auxquels elles se lient. La mondialisation du rock anglais, le meilleur du monde, lui offre une campagne de promotion planétaire. La Doc Martens connaîtra ensuite une longue éclipse, pour réapparaître à la fin des années 1990, récupérée par les magazines de modes.
L'entrée en bourse de cette célèbre chaussure va permettre à la marque de chercher de l'argent pour se développer, et en particulier investir dans la vente en ligne. Elle est depuis 2013 la propriété d'un fonds d'investissement, Pemira, qui l'a rachetée assez mal en point et l'a remise sur pied.
La fabrication des chaussures a été délocalisée en Asie, ce qui permet des marges très confortables, encore meilleures que celles des chaussures de sport (pour acheter une paire de Doc Martens, il faut quand même compter 150 euros). Il y a même un modèle vegan, avec du cuir qui n'est pas animal.
Vous voyez que la chaussure emblématique de la contre-culture anglaise s'est bien assagie, qu'elle a épousé les contraintes de l'économie mondialisée au point d'aller se faire coter au temple de la finance, le London Stock Exchange. Joe Strummer, le guitariste-chanteur des Clash, doit se retourner dans sa tombe.