Devant le 158, boulevard Haussmann, dans le VIIIe arrondissement de Paris, des hommes et des femmes se pressent et patientent en rang devant la petite entrée du musée Jacquemart-André. En ce moment, on peut découvrir une exposition consacrée au peintre vénitien Giovanni Bellini dans cet hôtel particulier construit en 1869.
Mais les visiteurs de ce soir ne sont pas là pour les peintures, ni les dorures des salons de réception. Pour entrer dans les lieux il faut d'ailleurs présenter son carton d’invitation où les noms et prénoms ont été inscrits à la main. Calligraphiés.
Le musée Jacquart André, c’est une cour d’honneur, des graviers, un grand escalier et ce soir un tapis rouge.
Les hommes qui s’avancent sur le perron sont en tenue militaire. Les femmes, en tenue de gala. Les maîtres d’hôtel slaloment entre les quelque 500 convives et servent tantôt du champagne tantôt de l'eau glacée utile alors qu'il fait une chaleur accablante. Les militaires de l’armée de l’air ont laissé leur casquette au vestiaire. La plupart se massent désormais devant la petite scène où seul un micro trône en son centre.
"Je vais vous demander quelques minutes d’attention", explique l’orateur au micro. "Ce soir, vous allez assister à l’intronisation des derniers éjectés sur siège éjectable Safran Martin Beker", poursuit-il alors que le brouhaha se tasse.
Ce soir, ils sont cinq à recevoir une cravate bleue marine avec comme motif des triangles rouges. En aéronautique, ces triangles signifient sièges éjectables. Ces cinq pilotes de chasse sont bien ici pour recevoir de la main de leurs pairs ce symbole qui va les faire appartenir à un club très fermé : le club des éjectés.
C'est en fait une tradition, peu connue du grand public. Tous les deux ans, en marge du salon international de l'aéronautique du Bourget, les pilotes qui se sont éjectés pendant les deux dernières années, sont conviés à cette soirée organisée par le constructeur du siège éjectable Safran Martin-Baker, afin de recevoir cette distinction. Cette marque d’appartenance très particulière. Ce soir-là, un pilote s’avance pour recevoir sa cravate. Lui est membre de la patrouille de France et s’est éjecté de son Alphajet.
On a tiré tous les deux sur la poignée. Quand il part, il part ! Il n’y a aucun doute. Il y a eu une grosse poussée a tel point que j’ai perdu connaissance au moment où c'est parti.
Commandant Nicolas, pilote éjecté au Mali
Quelques instants plus tard, c’est un couple qui est décoré. Ce qui provoque quelques railleries dans le public et l’hilarité entre militaires qui chambrent les anciens éjectés et les nouveaux. "Tu sais à notre époque on s’éjectait en solo, maintenant ils ont plutôt tendance à s’éjecter en couple", lance un militaire. "Jean-Marie je vais te corriger, à Nancy c'est un peu spécial, on ne s'éjecte pas en couple mais on s’éjecte en famille !" répond le pilote aussi hilare que le premier.
C’est bien une famille qui se réunit ce soir. Ceux qui se sont éjectés dans les années 80 sur un avion ancien et les derniers sur Mirage 2000 ou Rafale. À chaque nouvelle cravate nouée, les applaudissements fusent dans la salle, comme pour les féliciter d’avoir tiré sur cette fameuse poignée qui les a fait décoller dans le ciel avant de chuter "sous voile" comme ils disent pendant quelques secondes qui paraissent parfois une éternité.
À l’entrée d’ailleurs, la liste, écrite à la main, indique l’identité des pilotes, l’avion sur lequel ils se sont éjectés, et les conditions d’éjection. Comme pour graver dans le marbre cette expérience inédite, parfois violente, qu’ils racontent lorsqu’on leur pose des questions.
Étonnamment, les militaires qui en imposent avec leurs uniformes impeccables sont plutôt loquaces. À mille lieux de l’image de la grande muette. On sent même que certains ont envie d’en parler. De raconter ces quelques secondes qui ont changé leur vie à jamais. Et pour obtenir ces témoignages, la mission du journaliste, est en réalité assez simple : il suffit de repérer les cravates bleues marines, à triangles rouges. Obtenir la confiance du pilote et le laisser se confier.
Parmi les éjectés de l’année il y a commandant Nicolas. À 35 ans, il est pilote de chasse sur Mirage 2000 à Nancy : "C'est un peu bizarre de porter cette cravate. On fait désormais partie d’un club mais on aurait pas forcément voulu faire partie de ce club mais finalement on est quand même content de la porter ce soir parce que on est là pour se la faire remettre", se justifie le pilote de Mirage 2000-D bardé de décorations sur le torse.
Le 20 juillet 2021, le commandant Nicolas s’est éjecté de son aéronef, tôt le matin, au dessus du désert malien lors de l’opération Barkhane. À bord, ils sont deux : lui et son navigateur. "On a eu une coupure moteur et sur mirage 2000D. On a qu’un seul moteur donc sans moteur on a pas d’autre solution que l’éjection", raconte-t-il.
"On a tiré tous les deux sur la poignée. C’est toujours le siège arrière qui part en premier. Quand il part, il part ! Il n’y a aucun doute. Il y a eu une grosse poussée a tel point que j’ai perdu connaissance au moment où c'est parti. J’ai vraiment des sensations sonores et des odeurs. L’autre choc c’est celui du parachute. Il s’ouvre et là on est au dessus de l’Afrique."
Et à la question de savoir où part l’avion à ce moment-là : "L'avion je l’ai vu partir, je l’ai regardé jusqu'à qu’il se crache à 8-10km de notre position". Une donnée essentielle car les deux pilotes atterrissent en territoire ennemi. Il était donc essentiel que l’avion soit le plus loin possible des militaires français le temps que leurs camarades aillent les récupérer.
L’impact des deux hommes au sol est violent, la cheville du commandant se casse et un ligament s’effrite et n’est d’ailleurs toujours pas remis depuis.
"On a attendu environ 1h30 avant que les camarades viennent nous chercher. Une heure trente dans le désert en se disant qu’on a pas des copains autour c’est long. Mais c’est quand j’étais dans mon lit le soir que je me suis réellement dit que j’avais eu beaucoup de chance", souffle le pilote qui raconte cette histoire depuis à ses proches.
Cette histoire, Cynthia, sa conjointe, l’a entendu plusieurs fois. "On m’a appelée et on m’a dit qu’il s’était éjecté et qu’il n’était pas paralysé. J’ai été rassurée." Quand elle a enfin pu l’avoir au téléphone elle lui explique combien elle s’est inquiétée pour lui et elle lui a dit qu'elle l'aimait.
Ces expériences laissent des traces auprès des familles des militaires et des plus proches naturellement inquiets lorsqu’ils reçoivent un coup de fil les informant qu’il y a eu éjection.
Dans les salles du musée, les éjectés prennent des nouvelles des anciens et conseillent les nouveaux entrants. Certains ne se sont pas vus depuis plusieurs années et se font des blagues, comme lorsque de bons amis se revoient en vacances.
Les arbres arrivent, la terre arrive et si je veux être encore de ce monde je n’ai plus le choix, je dois tirer, je tire et là c’est parti !
Isaac, pilote de Mirage qui a dû s'éjecter 2 fois
Sur le perron, un pilote se démarque, par sa taille notamment, il frôle les 2 mètres. Costume impeccable, il ne porte pas la cravate mais le petit insigne du constructeur. Plus discret, mais qui veut dire la même chose "Je suis bien membre", souffle-t-il. "Je suis membre à double titre puisque j’ai eu a m’éjecter 2 fois ce qui n’est pas hyper courant", confie Isaac, 47 ans.
"C’était lors d’un entrainement basique, le moteur du mirage 2000 a lâché et la seule solution si on veut revoir ses proches c’est de tirer la poignée c’est ce que j’ai fait ce jour là", explique le militaire qui revit la scène. "Les arbres arrivent, la terre arrive et si je veux être encore de ce monde je n’ai plus le choix, je dois tirer, je tire et là c’est parti !" dit-il presque en riant.
Isaac reprend son sérieux et décrit le moment où il est parti dans les airs : "Ça surprend par la violence, on est catapulté ! Ça prend au niveau des fesses car on est assis. Une fois que le parachute s’ouvre, le siège tombe a ce moment là et on arrive très vite au sol avec un atterrissage violent."
Au sol, c’est le jour de ma vie où j’ai dit le plus de fois putain ! Putain j’y suis ! Je me suis dit putain je suis en vie quoi !
Isaac, pilote de chasse qui a du s'éjecter 2 fois
Et pour "partir dans les airs", comme ils disent il faut passer à travers la verrière du cockpit qui est fragilisé par le système automatique, ensuite les couteaux brise verrière intégrés au siège font exploser les vitres du cockpit afin que le pilote puisse passer à travers. L’éjection d’Isaac est un succès. Il atterrit au milieu de la forêt des Landes. Sain et sauf. Son avion se crash en dehors d’une zone habitée.
"Juste avant mon éjection je me suis dit que c’était un jour comme les autres, jusqu'au moment où clairement je me suis dit que ce n’était pas un jour comme les autres" se souvient le pilote de Mirage. "Au sol, c’est le jour de ma vie où j’ai dit le plus de fois putain ! Putain j’y suis ! Je me suis dit putain je suis en vie quoi !" concède l’aviateur qui venait d’échapper à une panne technique.
Au sol, le pilote se pose beaucoup de questions et tente de comprendre ce qu’il s’est passé : "Je n’ai pas culpabilisé mais on a quand même perdu un avion qui vaut 40 millions d'euros, c’est un aveu d’échec au départ jusqu’à ce qu’on comprenne que non il n’y avait rien d’autre à faire" explique-t-il quelques années après sa première éjection qu’il dit avoir "digéré".
Isaac, s’est éjecté pour la deuxième fois, quatre ans et un jour après sa première. Pas très loin de Nancy, le pilote fait face à un feu dans l’avion avec une manette des gaz bloqué. "L’avion devient incontrôlable, je m’éjecte très haut après avoir pris le soin de donner un cap à l’avion pour qu’il tombe sur une zone inhabitée. Je vais passer 11 minutes sous mon parachute", décrit le pilote.
"À la fin je me retrouve dans un arbre, j’ai du me balancer jusqu’au tronc pour descendre. Je suis allé jusqu’à la route en faisant du stop. Deux demoiselles me demandent si c’est moi le pilote éjecté. J’ai répondu : 'je crois !' Je suis arrivé en Clio dans un petit village où il avait tout un Barnum : les pompiers, les hélicoptère etc et j’étais là." Une éjection, une histoire.
Dominique sa femme mesure la chance que son mari soit encore en vie aujourd’hui : "C'est très traumatisant car lui est à l’hôpital, on reçoit pleins de coup de fil, des généraux qui nous appellent et on est dans un tourbillon d’émotion, c’est très fatiguant ! Le jour après l’éjection, j’ai eu très mal au ventre et en fait quelques jours après j’ai appris que j’étais enceinte".
On se dit toujours : pas aujourd’hui… mais en fait, c’est aujourd’hui ! Je parle à mon pilote : je lui dit t’es prêt ? Je suis prêt. Éjection, éjection ! On tire !
Mikaël, pilote éjecté.
Dans la cour d’honneur Mikael, parle avec ses semblables cravatés. "C’était en 2017, le 28 septembre, à 9h du matin sur Mirage 2000", répond du tac au tac le pilote qui s’en souvient comme si cela s’était passé il y a quelques minutes à peine.
"On est une famille : le pilote, le navigateur (derrière) et la machine et ne pas ramener un membre de cette famille c’est un cas de conscience qu’on se pose et ensuite c’est si je peux pas, quels dégâts vais-je occasionner autour ?" décrit Mikael, costume militaire impeccable et qui a du prendre la décision en une fraction de seconde : "On se dit toujours : pas aujourd’hui… mais en fait, c’est aujourd’hui ! Je parle à mon pilote : je lui dit t’es prêt ? Je suis prêt. Ejection, Ejection ! On tire !"
Une fois à terre le pilote a cette réflexion humaine alors que la procédure impliquait jusque la es réflexes purement professionnels : "J’ai tiré car je voulais rentrer en vie et revoir mes enfants. J’avais tous mes os intacts, je me suis dit c’est bon je reverrais mes gosses !"
Et de se remémorer ce moment : "On ressent le petit coup de pied au fesse, les fusées qui se mettent en marchent, la verrière qui explose et ça pousse fort et à une intensité qu’on ne connaissait pas. Lors d’un combat sur mirage 2000, on est à 6G (6 fois le poids du pilote ndlr), là on dépasse allègrement les 10G", explique cliniquement le pilote rescapé.
"Ce siège c’est note joker ultime car on sait que si tout va mal, il y a cette poignée qui va nous donner une chance en plus et la plupart du temps ça fonctionne très très bien", se félicite Mikael qui ne veut pas attirer la couverture sur lui. "Ceux qui ont fait le plus de cauchemars, ce sont nos mécaniciens, ceux qui nous emmènent à l’avion, nous aident à partir. Eux, ils sont traumatisés, car quand ils font partir un avion, c’est pour qu’il rentre et quand l’avion ne rentre pas, eux, se sentent fautif alors que pour le coup non ! Ils ont de la peine, comme une rupture de confiance entre le pilote et son mécano", détaille le pilote qui ajoute fendant légèrement l'armure : "J’ai aussi une pensée pour tous nos camarades qui n’ont pas eu le temps de tirer la poignée. On aurait bien aimé les voir pour leur remettre une cravate ce soir. On pense à eux".
En concluant : "Comme tous les incidents de la vie, on prend la mesure que la vie c’est précieux".
Parmi les invités ce soir, il n’y a pas que le pilotes et leurs famille. Il y a également des membres de Safran Martin Beker, le constructeur de ce fameux siège éjectable. Johan Fleury est formateur, c’est lui qui forme les pilotes à l’éjection. "Ce siège a sauvé 7697 vies à ce jour dont 718 rien qu’en France", se félicite l’employé. Johan reçoit également des dizaines de courriers chaque année.
"Il y a des gens qui nous remercient. Ca nous gêne un peu car on ne fait que notre travail. On a certains éjectés qui nous écrivent et nous disent que grâce à nous ils arrivent à profiter de leurs enfants et de leurs famille. Ils disent qu'ils ont eu X années de vie supplémentaire, le X étant la date à laquelle les pilotes se sont éjectés, c’est vraiment émouvant", conclut le formateur d’une humilité rare.
Tous les deux ans, une photo de famille est prise. Sur la plus petit marche, les nouveaux éjectés, sur la plus haute, les plus anciens. Les cravates à triangles rouges sont ajustées juste derrière les vestes militaires toujours impeccables. Les sourires restent néanmoins discrets.
Entre les boiseries du musée, la soirée se termine et les discussions s'éternisent. Les éjectés français, eux, se retrouveront à nouveau dans 2 ans pour accueillir, ils l’espérèrent tous, le moins de nouveaux entrants dans le club des éjectés.
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