Sur le port, les piles de conteneurs haut comme des immeubles disparaissent dans la brume. Derrière les petites maisons blanches du quartier des neiges, enclavées dans le port, les grues de déchargement se dressent. C'est ici, à quelques mètres des quais, que de nombreux dockers habitent.
Aucun commerce n’est ouvert. Les rideaux de fer, bien souvent branlant, barrent les portes des bars, des épiceries, des salons de coiffure autrefois ouverts. À sa fenêtre, le regard au lointain et une cigarette à la main, une habitante repense au passé. "C'était un quartier assez vivant. Tout a fermé, on n'a plus rien ici, c'est dommage. Le quartier devient triste, c'est un quartier perdu". Lorsqu'on lui demande si elle est au courant que plusieurs tonnes de cocaïne sortent chaque année des terminaux, à quelques centaines de mètres de sa maison, cette habitante botte en touche : "Cela ne me concerne pas".
Dans les rues, les habitants sont peu nombreux, certains nous demandent de partir. "Vous ne devriez pas rester là, lance un homme vêtu d'une parka verte. Les habitants n'apprécient pas trop votre présence, que vous trainiez dans le coin".
Les chauffeurs routiers, les logisticiens du port mais surtout les dockers sont en première ligne. Ils sont les maillons essentiels des trafiquants pour faire sortir l’or blanc des conteneurs.
Sur le port du Havre, ils sont environ 2.400 dockers. Ils ne sont pas tous impliqués, il en suffit de quelques-uns pour renseigner les arrivées des cargos, passer les portiques de sécurité avec un badge et déplacer les conteneurs. Des ouvriers portuaires qui sont surveillés, mis sous pression par les trafiquants qui mettent tout en œuvre pour s'assurer de leur coopération. Des enquêtes sont même réalisées afin de connaître l'identité des dockers les plus corruptibles et susceptibles d'accepter un marché avec les trafiquants.
Valérie Giard, avocate au Havre, défend depuis des années des chauffeurs routiers, des intermédiaires mais surtout des dockers. "Imaginez, vous partez faire votre jogging le matin, et vous êtes approché par un groupe de personnes. Elles commencent à vous proposer quelque chose, à vous demander de faire sortir du stupéfiant du port, détaille l'avocate. De façon quasiment unanime, les dockers vont refuser. À partir de là, ils vont sortir la photo de votre épouse, de vos enfants. Ils vont vous expliquer qu'ils savent dans quelle école ils sont scolarisés, qu'il peut leur arriver des malheurs. Que voulez-vous faire, à part obéir ?".
Tout ce processus de recrutement pour faire sortir la cocaïne du port se paie au prix fort. Les recruteurs peuvent toucher entre 100.000 et 200.000 euros de la part des trafiquants, le docker qui déplace les conteneurs 50.000 et le chauffeur routier qui sort "les boîtes" du port touche entre 10.000 et 20.000 euros. Des sommes plutôt raisonnables lorsque l'on sait que 100 kilos de cocaïne peuvent être revendus plus de 3 millions d'euros.
Grâce à leur réseau, les trafiquants rendent ainsi le port accessible. Les douaniers passent les conteneurs au scanner, réalisent les saisies mais ils sont en sous-effectif assure la CGT. "On est passé de 460 douaniers sur le port en 2002 à un peu plus de 300 aujourd'hui, explique Alain Le Maire, délégué syndical CGT Douane. Dans le même temps, le trafic a triplé en 20 ans. Il n'est pas compliqué de comprendre que l'on bricole aujourd'hui".
Des douaniers surveillés de près par les trafiquants. Sur le port, il est déjà arrivé que les agents assistent à des scènes surréalistes. "On est surveillés au drone et à la jumelle, raconte Alain Le Maire. Récemment, un homme a été pris en flagrant délit. Il pilotait un drone et les caméras retransmettaient directement les images des conteneurs sur les téléphones portables de ses complices". Les mouvements des conteneurs sur le port du Havre sont scrutés avec soin.
Au total, six enquêteurs de la police judiciaire du Havre sont pleinement dédiés à la surveillance du trafic de cocaïne sur le port. Des moyens d'enquête importants tant les saisies de poudre blanche augmentent chaque année. "C'est assez simple, au Havre, en 2014, un peu moins de 2 tonnes étaient saisies. On est passé à 4 tonnes à partir de 2017 avant des années records en 2021 et 2022 où l'on a saisi environ 10 tonnes de cocaïne, énumère Fabien Lang, directeur territorial de la police judiciaire de Rouen".
La raison ? Le port du Havre devient de plus en plus attractif avec 3 millions de conteneurs qui y passent chaque année et la volonté de passer à 6 millions de "boîtes" dans le futur. "C'est le premier port de commerce extérieur en France, fatalement c'est un port qui est privilégié par les narcotrafiquants, confirme Fabien Lang. Les quantités saisies sont proportionnelles au trafic maritime".
Alors qu'elle coûte moins de 1.000 euros le kilo à l'achat en Amérique du Sud, la cocaïne est revendue, ici en France, 30 fois plus cher : environ 30.000 euros. C'est le prix de tous les intermédiaires engagés pour la faire sortir du port du Havre.
Parmi les derniers coups de filet d'ampleur, 18 personnes ont été interpellées en 2017 et 2018 pour avoir, à différents niveaux, tenté de faire sortir au moins 1,3 tonne de cocaïne du port du Havre. Un premier procès a eu lieu au tribunal correctionnel de Lille en novembre 2021 où 11 ouvriers portuaires et "petites mains" du trafic ont été jugés. Huit hommes ont été condamnés à des peines allant d'un an d'emprisonnement avec sursis à six ans ferme. Trois personnes ont été relaxées. Un des dockers mis en examen dans cette affaire, Allan Affagard, avait d'ailleurs été frappé à mort sur le parking d'une école en banlieue du Havre en juin 2020.
Un deuxième procès a lieu entre le 1er et le 14 février 2023 à la cour d'assises de Douai dans le Nord. Cette fois-ci ce seront 6 hommes qui seront jugés. Ils sont soupçonnés d'avoir organisé le trafic et la sortie de cette importante quantité de cocaïne en 2017. Certains d'entre eux risquent la prison à perpétuité.