Infiltrer et surveiller les terroristes potentiels grâce à des autorisations administratives, sans passer par la case judiciaire, tel est l'objectif du projet de loi sur le renseignement présenté jeudi 19 mars en Conseil des ministres et dont l'examen à l'Assemblée nationale dans le cadre d'une procédure accélérée a débuté lundi 13 avril. Rédigé par le député PS Jean-Jacques Urvoas, ce texte vise à muscler les moyens de la police administrative en donnant un cadre juridique à des pratiques qui existent déjà officieusement afin que les agents du renseignement ne soient plus contraints de flirter avec la légalité.
Pointés du doigt pour ne pas avoir su prévenir le passage à l'acte de Mohamed Merah, des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly, les services de renseignement ont à chaque fois évoqué un cadre législatif trop contraignant, les empêchant, par exemple, de placer sur écoute les portables de leurs compagnes, utilisés pour planifier les attaques terroristes. Avec ce texte, les services pourront désormais installer des micros dans des appartements, sonoriser des véhicules et placer des mouchards dans des ordinateurs en dehors de toute enquête judiciaire.
En préparation depuis près d'un an, le projet de loi donne de nouveaux moyens d'investigation aux services de renseignements. En plus des traditionnelles écoutes de communications téléphoniques et des demandes d'accès aux données de connexions (les factures détaillées) auprès des opérateurs, ils pourront effectuer des interceptions de sécurité sur les contenus électroniques des mails lorsqu'ils sont en lien direct avec une enquête. "Pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme", les services pourront également intercepter les données de messageries instantanées comme Skype, Twitter ou Facebook.
Les agents de l'ombre pourront aussi installer pendant deux mois des logiciels espions enregistreurs de frappe sur les ordinateurs des personnes soupçonnées. Le "recours à des appareils enregistrant les paroles et les images de personnes", soit la pose de micros et de caméras, sera aussi autorisée. Les services pourront aussi poser des balises pour géolocaliser un véhicule ou un objet en temps réel et recourir à des dispositifs mobiles de proximité comme les IMSI-catchers, des appareils qui permettent d'intercepter les communications dans un périmètre donné, qu'il s'agisse de celles du suspect ou de son entourage.
Le projet de loi vise également à responsabiliser davantage les opérateurs du net sur lesquels pèseront de nouvelles obligations. Alors que la loi pour la confiance dans l'économie numérique oblige déjà les fournisseurs d'accès, les moteurs de recherche ou les hébergeurs à conserver pendant un an les données de connexions de leurs utilisateurs, le texte souhaite allonger cette durée à cinq ans. La Cour de justice de l'Union européenne avait pourtant invalidé au mois d'avril une directive européenne en ce sens établissant une durée maximale de deux ans, note Libération.
Les acteurs du numérique seront aussi sommés de signaler eux-mêmes toute dérive, en détectant "par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexions sur des pages surveillées", écrit Le Figaro. L'idée est ici d'avertir les services de renseignement lorsqu'un internaute effectue par exemple des recherches ciblées sur des lieux fréquentés par la communauté juive, à l'instar du preneur d'otages de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, précise Le Monde.
Anticipant des critiques sur le caractère liberticide de ces nouveaux moyens, Matignon a précisé mardi que le dispositif sera strictement encadré. Pour garantir le respect des libertés publiques, le texte prévoit la création d'une commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) en remplacement de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS). Composée de neuf personnes, dont quatre magistrats, autant de parlementaires et un expert, cette nouvelle autorité administrative indépendante devra vérifier si les moyens mis en oeuvre sont proportionnels à la menace. Ils ne pourront être engagés qu'avec son aval.
Mais le projet de loi prévoit aussi le cas d'un contrôle a posteriori. "En cas d'urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement, le dispositif peut être mis en oeuvre immédiatement", à la seule condition que le CNCTR et le Premier ministre en soient informés "sans délai", ce dernier pouvant ordonner "sa cessation immédiate". En cas de contestation, si un citoyen s'estime surveillé par exemple, il sera possible de saisir le Conseil d'État qui vérifiera alors si la loi n'a pas été violée. Le CNCTR pourra également exercer ce droit de recours s'il constate une irrégularité.
"Il ne s'agit pas d'adopter un Patriot Act à la française", assurait Axelle Lemaire peu après les attentats. Reste à savoir si le gouvernement parviendra à trouver le juste équilibre entre les nouveaux moyens accordés aux agents de renseignement désireux de ne plus travailler sur le fil du rasoir et la garantie de la liberté des citoyens. Avocat pénaliste aux barreaux de Paris et New York, Grégoire Etrillard a mis en garde sur RTL contre "un certain nombre de dérives avec un grand risque d'arbitraire".
Le projet de loi liste ainsi les cinq motifs qui peuvent autoriser les services à recourir à ces nouveaux moyens d'investigation : "la défense nationale, les intérêts de politique étrangère, les intérêts économiques ou scientifiques majeurs, la prévention du terrorisme, de la prolifération des armes de destruction massives, les violences collectives pouvant porter gravement atteinte à la paix publique". Des notions dont le flou entourant les éventuelles interprétations est déjà dénoncé par les détracteurs du texte, dont La Quadrature du Net qui évoque une "désastreuse dérive du gouvernement Valls sur la surveillance".
L'ancien chef du service central de lutte antiterroriste Alain Marsaud estime quant à lui que "les attentats ont tout changé" et que le seuil inégalé atteint par la menace terroriste justifie ces mesures intrusives. Avec le risque de voir s'inscrire dans la durée "ce qui est présenté comme exceptionnel pour répondre à des situations d'exception", observe, "d'expérience", le député-maire de Bègles Noël Mamère. Le gouvernement espère un vote du texte cet été.