Il y a de quoi être surpris, mais pas étonné. Pour la première fois, le prix Nobel de littérature revient à un musicien : Bob Dylan. Le comité a justifié son choix en mettant en avant "les expressions poétiques nouvelles" que le chanteur a "créées au sein de la grande tradition de la chanson américaine".
À 75 ans, l'infatigable Bob Dylan est l'un des piliers de la musique folk, celle qui raconte la vie de tous les jours à travers une galerie de personnages. Il était pressenti pour remporter le Nobel de littérature depuis quelques années, mais les chances semblaient faibles.
On écoute avant tout Bob Dylan pour ses textes. Fin observateur de ses contemporains et poète dans l'âme, ce natif du Minnesota a grandi dans une famille originaire de l'Europe de l'Est. Ses grands-parents ont fuient les pogroms antisémites de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Jeune adulte, Robert Zimmerman est l'un des forgeurs de la "Renaissance folk", mouvement moderne de la musique folk, apparue au début du 20e siècle et relatant l'expérience des colons et autres pionniers. Basées à New York, elle se développe notamment dans le quartier bohème de Greenwich Village, que Bob Dylan fréquente assidûment.
Avec sa guitare acoustique et son harmonica, Robert Zimmermann (de son vrai nom), écrit des chansons engagées et ancrées dans l'actualité, nommées "topical songs". En 1962, il en écrit une poignée pour un magazine folk, et y aborde les sujets qui le révoltent : la chasse aux communistes ou l'exécution d'un Afro-américain de 14 ans par des blancs, relaxés. Bob Dylan devient alors la voix d'une jeune génération rebelle, voulant venir à bout du conservatisme ambiant et des injustices.
C'est également en 1962 que le chanteur écrit l'un de ses titres phares, vu comme la plus grande chanson de protestation de l'histoire de la musique américaine : Blowin' in the Wind, présente sur son 2e album, The Freewheelin' Bob Dylan. Alors que les États-Unis s'embourbent dans la guerre du Viêt Nam et qu'une partie de la société manifeste pour les droits civiques, le jeune auteur écrit une suite de questions universelles, qui ont toutes la même solution : "La réponse, mon ami, est soufflée dans le vent". Dans l'air du temps. "Combien d'oreilles faut-il avoir/Pour entendre les gens pleurer ?", demande Bob Dylan. Une interpellation plus qu'une chanson. À 20 ans, il devient l'une des inspirations du mouvement des droits civiques, se battant pour des droits égaux entre Noirs et blancs. En 1963, il participe à la fameuse Marche de Washington, menée par Martin Luther King, avec d'autres artistes comme Joan Baez.
Sur son 3e album, The Times They Are a-Changin' (1964), Bob Dylan poursuit son exploration des "topical songs". Il y évoque à nouveau la question raciale, les inégalités entre classes sociales. L'album devient culte grâce au titre éponyme. Prophétique, il annonce une époque radicalement à laquelle Bob Dylan invite "écrivains et critiques" à se préparer. "L'ordre actuel est rapidement en train de s'éteindre", devient le nouvel hymne de la jeunesse rebelle.
Si Bob Dylan s'essaie par la suite à différents styles musicaux, provoquant une esclandre en se mettant à la guitare électrique, tâtonnant la country et le blues, frôlant parfois la pop, il a cependant gardé un attachement aux thématiques sociales. Peu à peu, il est devenu le poète folk de la contre-culture américaine. Partagé entre deux époques, il est tout autant le gardien d'une tradition folk remontant aux racines des États-Unis que le porte-parole d'une génération rêvant de révolution politique et culturelle.
Déjà en 2008, le Prix Pullitzer l'a récompensé pour son "impact profond sur la musique populaire et la culture américaine, marqué par des paroles d'un pouvoir poétique extraordinaire." Car Bob Dylan a injecté dans la folk un sens du lyrisme inégalé, s'inspirant notamment des chansons de Hank Williams, Woody Guthrie et Robert Johnson. Pour Bob Dylan, les mots sont primordiaux, puisqu'ils peuvent avoir une portée.
Le chanteur se voit aussi comme un auteur, et il cite le poète français Arthur Rimbaud comme une de ses références. Ils partagent cette allure de jeune dandy rebelle et dégingandé, rêveur et décalé. Bob Dylan a aussi été fréquenté le cercle de la Beat Generation, mouvement contre-culturel mené par Jack Kerouac et Allen Ginsberg.
S'il n'a jamais rencontré Kerouac en personne, Bod Dylan admirait son sens du voyage et son approche libre de l'écriture, notamment dans le roman Sur la route. Son travail a inspiré Bob Dylan pour le titre Desolation Row. "Je suis sorti de nulle part et j'ai été naturellement attiré par la scène Beat, les bohémiens, la troupe Be Bop, tout ça était connecté, déclarait Bob Dylan en 1985. C'était Jack Kerouac, Ginsberg, Corso, Ferlinghetti... Je suis arrivé à la fin du mouvement et c'était magique... ça a eu un impact aussi fort sur moi qu'Elvis Presley."